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Somerset Maugham, William

La lune et soixante-quinze centimes

dimanche 28 février 2016, par webmestre

Paris : Le livre de poche [Librairie Hachette, 1960], texte français de Madame E.-R. Blanchet, 1962, 244 p.

Un jeune auteur, friand malgré lui de salons littéraires, fait la rencontre d’un agent de change au caractère « tout à fait quelconque », époux de son amie et confidente. Sur le coup de ses quarante ans, l’agent de change quitte foyer, épouse et enfants, sans griefs particuliers, et quitte l’Angleterre pour la France où il deviendra peintre.

Le jeune auteur est chargé de commissionnaire pour enquêter sur la fuite de l’époux et tenter de le ramener à la maison. Cette rencontre à Paris donne lieu à un excellent et surprenant dialogue, révélant le pouvoir de Somerset Maugham de représenter des personnages aux caractères à la fois tranchés, complexes et nuancés (chapitre X, p. 46 à 53).

Le récit contient suffisamment de parallèles avec la vie du peintre Gauguin pour justifier que ce soit le cas. Cette façon de faire, sous le couvert de la fiction, permet néanmoins à l’auteur de faire ressortir les caractères les plus sombres et les plus égoïstes de la personnalité de Gauguin.

En lisant les quelques extraits suivants, il faut garder en tête que l’auteur avait régulièrement en tête de dénoncer les propos et personnages qu’il mettait en dialogue.

p. 9

L’artiste, et c’est en quoi il se distingue du commun des mortels, offre en pâture aux sarcasmes non seulement son physique et son moral, mais son œuvre.

p. 15

— Pourquoi les femmes charmantes épousent-elles toujours des hommes insignifiants ? »

p. 19-20

Sans cesser de m’empresser auprès de la dame à qui je devais offrir mon bras, je me disais que l’homme civilisé s’ingénie à gaspiller en cérémonies fastidieuses la brève durée de sa vie. À quoi riment, je vous le demande, ces invitations, assommantes pour les maîtres de maison, et assommantes pour leurs hôtes ? Il y avait là dix personnes. Elles se rencontraient sans plaisir et se sépareraient avec soulagement. Une vraie corvée mondaine. Les Strickland « devaient » un certain nombre de dîners : ils s’exécutaient. Pourquoi ces gens avaient-ils accepté ? Pour échapper à l’ennui du tête-à-tête, pour donner congé à leurs domestiques, parce qu’ils ne voyaient pas de raison de refuser [...]

p. 46

À cette heure, la foule grouillait et, avec un peu de fantaisie, on pouvait y voir tous les héros d’un roman de la misère. Là se coudoyaient calicots et midinettes, silhouettes de vieux échappés d’un roman de Balzac, professionnels mâles et femelles de ces industries hideuses qui exploitent les vices de l’humanité. On sent dans les quartiers les plus pauvres de Paris une vitalité collective qui fouette le sang et prépare aux situations les plus imprévues.

p. 52-53

— Supposons que vous ne deveniez qu’un simple rapin, cela vaudrait-il de tels sacrifices ? Dans les autres carrières, il n’importe guère de ne pas dépasser la moyenne ; pourvu que l’on suffise à sa tâche, on fait son chemin, mais un artiste, c’est différent.
— Imbécile ! s’exclama-t-il.
— En quoi ? Est-ce folie que de reconnaître l’évidence ?
— Je vous dis que je dois peindre. C’est plus fort que moi. Quand un homme tombe à l’eau, qu’il nage bien ou mal, qu’importe : il faut qu’il se débrouille.

p. 66-67

Dans ce temps-là, plus qu’aujourd’hui, je me figurais que les caractères ne se démentaient pas. Tant de rancune chez une si suave créature me choquait. Mais, je le sais maintenant : petitesse et grandeur, malveillance et charité, haine et amour peuvent voisiner dans un même cœur.

p. 68

[...] le monde se lasse vite du récit des infortunes et redoute le spectacle de la détresse.

p. 132-133

Rien n’égale la cruauté d’une femme pour l’homme qui l’aime et qu’elle n’aime pas ; emportée par une folle irritation, elle ne connaît plus ni bonté, ni indulgence.
[...]
Il se mêlait une espèce de cruauté à cette indifférence.

p. 136

[...] Je m’efforçais toujours de battre Strickland, car il méprisait l’adversaire vaincu, et son orgueil dans la victoire rendait la défaite désagréable. D’un autre côté, quand on le battait il en prenait son parti avec une parfaite bonne humeur. Il était mauvais gagnant et bon perdant.

p. 166

— Une femme pardonne à un homme le mal qu’il lui a fait, mais les sacrifices qu’il s’impose pour elle, jamais.

p. 225

Quels drôles de petits animaux, ces femmes !, dit-il au docteur. On peut les traiter comme des chiens, les battre à en avoir les bras rompus, et elles continuent à vous aimer. (Il haussa les épaules). Certes, une des illusions les plus absurdes du christianisme est de croire qu’elle ont une âme.

p. 240

— C’est une de mes convictions les plus profondes, émit M. Van Busche Taylor, que le grand art est toujours décoratif.

p. 241

Mme Strickland paraissait oublier qu’un jour elle avait dû s’abaisser à gagner sa vie. Le préjugé de la femme comme il faut est bien ancré : pour elle, vivre correctement, c’est dépenser l’argent d’autrui.

p. 243

Mon oncle Henry, qui pendant vingt-sept ans fut vicaire de Whistable, avait accoutumé de dire en pareil cas que le diable peut toujours citer l’Écriture à son profit.