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Mann, Thomas

Tonio Kröger

lundi 12 octobre 2015, par webmestre

Traduit de l’allemand par Félix Bertaux, Charles Sigwalt et Geneviève Maury, Le livre de poche [Éditions Stock, 1923], 1975, 128p.

J’avais oublié pourquoi j’aimais si fort Thomas Mann. Ça m’est revenu aussitôt lues les premières pages de Tonio Kröger. L’aptitude de l’auteur à dépeindre les pensées et le paysage intérieur de ses personnages, ou de portraiturer en quelques mots les personnages d’accompagnement — et je ne parle pas de la seule apparence physique, mais surtout d’en brosser le caractère — est saisissante. Des personnages « bien campés » en somme, mais à la chouette manière où nous pourrons nous reconnaître dans les mouvements, qu’il soient pulsifs ou réfléchis, qui portent nos échanges avec les autres.

Elle est là la magie de Mann, dans cette volubilité à rendre compte de nos élans intérieurs en regard du monde physique. Dans le premier chapitre décrivant l’amour de Tonio pour son ami Hans, malgré la brièveté du chapitre, nous avons là déjà de fines analyses et des « personnages bien campés » auxquels nous pourrons facilement identifier nos propres tourments — disons questionnements — dans nos rapports à l’autre en fonction de l’échelle d’intérêts particuliers avec laquelle nous évaluons chacun. Une seule réserve à ce chapitre : l’invraisemblable dialogue adulte utilisé par ces enfants, un usage qui ne colle pas malgré la relative maturité de Tonio. Toutefois, l’approche originale adoptée par Mann — les leçons de danse — au second chapitre offre à nouveau le cadre de jouissives descriptions intérieures, dont le motif principal s’adresse cette fois aux amours juvéniles de Tonio pour la belle et froide Ingeborg. Ces deux amours successifs, plutôt platoniques et à la fois confus et assumés, viendront hanter Tonio au cours du roman, jusqu’à terme de sa vie adulte. Cette réminiscence vient appuyer encore davantage la grande nostalgie qui imprègne le roman.

Le court roman a été décrit comme largement autobiographique — du moins dans sa trame —, et certains thèmes, tels que le doute de l’écriture, l’homosexualité, le voyage, réapparaissent notamment dans La mort à Venise (1912) ou La montagne magique (1924).

p. 25

Mais, quoi qu’il sût parfaitement que l’amour lui apporterait beaucoup de souffrances, de tourments et d’humiliations, qu’il détruisait la paix de l’âme et remplissait le cœur de mélodies, sans qu’il fût possible de trouver le repos nécessaire pour leur donner une forme précise et créer dans le calme une œuvre achevée, il l’accueillit tout de même avec joie, s’abandonna tout entier à lui, et le nourrit avec toutes les forces de son âme, car il savait que l’amour rend riche et vivant, et il aspirait à être riche et vivant plutôt qu’à créer dans le calme une œuvre achevée.

p. 54

[...] On pourrait en conclure avec quelque hardiesse qu’il est nécessaire pour devenir poète de connaître une sorte quelconque de prison. Mais ne peut-on s’empêcher de soupçonner que les expériences faites en prison par cet homme sont moins intimement liées aux origines de sa vocation d’artiste que ce qui l’a conduit dans cette prison ?

p. 77

Mais il passa sans être inquiété. La double porte n’était pas fermée, mais seulement poussée, ce qui lui parut critiquable, en même temps qu’il lui semblait être le jouet d’un de ces rêves légers dans lesquels les obstacles cèdent d’eux-mêmes devant vous, et où l’on avance sans entraves, favorisé par un bonheur merveilleux.

p. 79

Là se trouvait une chambre à coucher. La mère de son père y était morte après une dure agonie, malgré son grand âge, car c’était une femme mondaine, attachée aux plaisirs terrestres, et elle tenait à la vie.

p. 88

La nuit tombait et la lune montait déjà avec un flottant éclat d’argent, lorsque le bateau de Tonio Kröger gagna la pleine mer. Il se tenait près du beaupré, enveloppé dans son manteau à cause du vent qui devenait de plus en plus fort, et il plongeait ses regards au-dessous de lui, dans le sombre va-et-vient des vagues aux corps puissants et lisses, qui s’enroulaient les unes aux autres, se rencontraient en claquant, se séparaient dans des directions inattendues, et tout à coup s’illuminaient d’écume.

p. 97

Il arrivait que, en pleine rue, un regard, la sonorité d’un mot, un rire le remuât jusqu’au fond de l’âme.



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