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Beinhart, Larry

Le bibliothécaire

jeudi 1er janvier 2015, par webmestre

(The Librarian, 2004, traduit de l’« américain » par Patrice Carrer), Éditions Gallimard, collection Folio policier, 2005, 550 p.

Directe, riche et efficace, l’écriture est également élégante, précise et raffinée, rendue avec justesse — à de petites exceptions près — dans la traduction de Patrice Carrer.

Nous y découvrons que les idéaux en politique, particulièrement lorsque les élections présidentielles pointent à l’horizon, ne sont qu’une mince couche de vernis qui enveloppe campagnes et candidats. Les candidats, en plus de disposer de fortunes colossales et d’appuis financiers démesurés, doivent aussi s’entourer d’une armée de collaborateurs. Et parmi ces collaborateurs, se trouvent le plus souvent des travailleurs de l’ombre qu’il faudra éviter à tout prix de lier à la vie publique du parti ou du candidat. Nous soupçonnions toutes ces horreurs : l’argent, les stratèges, les espions, les hommes de main, le contrôle des médias et toutes les façons inavouables, totalement inimaginables, d’obscurcir la vérité. Le mérite de ce bouquin est cependant de lever le voile sur les nécessités obligées les plus horribles et inavouables, dont la barbarie des hommes de main n’est pas exclue, auxquelles doivent se plier les candidats dès lors qu’il s’agit de conserver la moindre chance de rester dans la course ou de vaincre l’adversaire.

p. 26-27

Comme ils s’obstinaient tous les deux à me donner du « monsieur », je leur ai fait observer que j’étais un employé, comme eux. Bill a répondu :
— Oui, monsieur.
Rita a renchéri :
— Bien sûr, monsieur.

p. 35

Inga avait été jeune, autrefois ; cette chevelure grise, raide et fragile, lui descendait alors dans le dos en tresses de lumière, et les seins qu’elle dissimulait à présent sous des lainages informes avaient été succulents et fiers ; et, sous la caresse du soleil, sa peau devenait d’un brun de miel, et le bleu de ses yeux reflétait le scintillement des océans, une vraie Viking, ou du moins je me plaisais à l’imaginer. Je pouvais me tromper ; néanmoins, quels qu’aient pu être à l’époque les charmes de cette jeune étudiante, ils avaient envoûté son professeur de latin et grec, et fait éclater un scandale sur le campus.

p. 39

Il avait toujours sous la main un de ces piluliers en plastique de vingt-cinq centimètres sur huit, divisé en douze compartiments dont chaque mini-section contenait des médicaments différents ; une note indiquait combien de pilules prendre, et à quel moment. C’était vraiment trop compliqué à se rappeler, même pour un homme en pleine possession de ses moyens.

Le deuxième tiers de ces pilules, au moins, était destiné à contrecarrer les effets secondaires du premier tiers. Personne n’aurait été capable de déterminer ou d’évaluer les interactions entre ces deux tiers ; m’exprimant ici avec toute l’autorité d’un parfait ignorant en la matière, je suis persuadé que leur combinaison était à l’origine des symptômes pour lesquels les médecins prescrivaient à Stowe le troisième tiers de son traitement.

p. 55

Je l’aurais volontiers traité de connard d’antisémite, mais le message avait été très subtil. Et puis, après tout, ces gens-là n’avaient pas l’intention de jeter mon peuple à la mer ou de l’enfermer dans des camps équipés de fours ; c’était plutôt dans un ensemble de catégories et de préjugés qu’il s’agissait de m’enfermer. Si j’avais eu le malheur de faire une remarque quelconque, j’aurais été accusé de réagir de façon excessive, et ç’aurait été bien fait pour moi. Quant à régler cette question entre gentleman, à l’ancienne, j’avais toutes les chances d’être envoyé au tapis avant d’avoir eu le temps de rien voir venir [...]

p. 84-86

Une particularité du belliqueux gouvernement de Scott, qui ne comptait pas moins de trois guerres à son actif, c’était que pratiquement tous ses membres clefs, lorsqu’ils étaient en âge d’aller se battre au Viet-nam, avaient réussi à esquiver cette corvée.
[...]
Aujourd’hui que les États-Unis possèdent une armée de métier, les membres de la Garde peuvent être appelés sous les drapeaux. Mais à l’époque, avec une armée de conscription, la Garde nationale était le secret le mieux gardé parmi les jeunes gens qui voulaient échapper à la guerre. On n’était jamais envoyé au combat, les obligations étaient légères — deux semaines de service en été, un week-end par mois le reste de l’année — et la discipline plus légère encore, tellement légère que si l’on ne se présentait pas, cela n’avait pas grande importance : on pouvait quand même vivre sa vie, trouver un emploi, faire la fête, se lancer dans les affaires, la politique.

p. 87

À l’ère de l’information, celle-ci est devenue tellement pléthorique qu’il est maintenant extraordinairement difficile de la classer, de la percevoir clairement et la hiérarchiser. Et puis survient un fait divers quelconque qui, pour des raisons mystérieuses, captive le monde entier, et la frénésie s’empare des médias. Comme dans les cas de Clinton et de Lewinsky, ou comme dans l’affaire O. J. Simpson. Alors, d’un bout à l’autre de la planète, tout le monde est soudain au courant, dans le moindre détail. À côté de cela, il y a les Faits Fumeux, des choses importantes sur lesquelles les gens sont apparemment aussi incapables de se concentrer que sur les gouttelettes individuelles dont le brouillard est composé. On connaît ces Faits, mais sans les connaître.

p. 96

C’était comme se retrouver à la cour d’un roi, peut-être pas Louis XIV, mais un monarque mineur, Petit Louis, peut-être, ou le Vieux Petit Louis. Sous l’effet d’une richesse comme celle de Stowe, quiconque passait la porte se métamorphosait en courtisan ; c’était une séduction perpétuelle, une invitation à la corruption, à l’autocorruption. À peine le seuil franchi, chacun se mettait automatiquement à jouer des coudes, à faire le beau, à s’asseoir sur son derrière ; on aurait dit des chiens sous la table du dîner, attendant de recevoir une gâterie ou de boulotter la moindre miette tombée par terre.
— Vous êtes un poète, m’a déclaré Niobé.
— Vous me flattez.
— C’est une remarque flatteuse, vous trouvez ?
— Pour moi, oui. C’est ce que j’aurais aimé être. Mais la poésie, de nos jours, est plutôt une activité à laquelle on se livre pour soi-même, comme la musculation dans une salle de gym, par exemple. [...] De toute évidence, tout le monde écrit de la poésie et personne n’en lit. Alors, il vaut mieux se faire une raison et cesser de nier l’évidence ; il faut écrire pour soi ou pas du tout.

p. 97-98

— Dites-moi ce que c’est, un bibliothécaire.
— C’est le contraire de tout ce que Stowe représente, si l’on veut bien y réfléchir — ce que je fais depuis quelque temps. Une sorte de communisme, sans l’idéologie ou Marx ou toutes ces conneries. Notre métier, c’est de distribuer du savoir. Gracieusement. Entrez, s’il vous plaît, entrez, prenez un peu de savoir gratis, non, ce n’est pas plafonné, continuez, vous pouvez vous en gaver, non, ce n’est pas une arnaque, ce n’est pas un échantillon gratuit pour vous appâter et vous facturer plus tard, ou bien pour vous tapisser le cerveau de logos ou de slogans. Un bibliothécaire n’a pas un statut social très élevé, et nous ne gagnons pas non plus beaucoup d’argent ; plus qu’un poète, d’accord, mais pas autant qu’un type qui sait bien faire la manche. Alors, nos idéaux comptent beaucoup pour nous, et aussi l’amour des livres, l’amour du savoir, l’amour de la vérité et de la liberté d’information, le désir que les gens puissent découvrir les choses par eux-mêmes. Qu’ils puissent lire, oh, des histoires d’amour ou des romans policiers, ce qu’ils veulent. Et que les pauvres puissent avoir accès à Internet.

p. 106-107

Il y avait longtemps de cela, le 4 novembre 1979, pour être précis, c’est-à-dire exactement un an avant le duel Reagan-Carter pour la présidence, des étudiants iraniens, soutenus par leur nouveau gouvernement islamiste, avaient envahi l’ambassade des États-Unis à Téhéran et fait prisonniers cinquante-deux Américains.
[...]
Carter était en négociation avec l’Iran. S’il réussissait à ramener les otages, et particulièrement s’il les ramenait en octobre, juste avant l’élection, il était certain de prendre l’avantage sur Reagan et d’assurer sa réélection. Déterminés à ne pas se laisser désarçonner par cette « Surprise d’Octobre », les Républicains s’étaient engagés dans des tractations privées avec les Iraniens, en leur promettant les armes que leur déniait Carter, à condition qu’ils gardent les otages au moins jusqu’à la date de l’élection. Les Iraniens se retirèrent des négociations officielles ; puis, comme s’ils avaient été avertis que Carter était sur le point de lancer une deuxième mission de sauvetage, ils dispersèrent brusquement les otages afin d’empêcher toute tentative de ce genre.

Reagan devint président. L’Iran renvoya les otages le jour de son investiture.

p. 303

Hagopian [1] était-il prêt à soutenir que le président avait pu ordonner l’exécution d’une gosse [2] pour déclencher des émeutes, dans le but de manipuler une élection ?

p. 423-424

À un moment, en allant surfer un peu sur le Net, j’ai trouvé des infos sur des émeutes en Floride, et sur des affrontements entre des unités de l’armée des États-Unis. C’était inouï, incroyable. Mais la télévision américaine n’en parlait pas. Je n’arrêtais pas de faire la navette entre l’ordinateur et la télé. J’ai même obtenu des images vidéo de la chaîne arabe Al-Jazira, et j’ai trouvé des photos sur le site Web de la BBC. Tout cela paraissait authentique. Je n’arrivais pas à croire que la presse étrangère soit brusquement devenue plus fiable, plus libre, que dans le pays de la liberté de la presse. Impossible !

p. 454-455

Il avait été si sûr de lui qu’il était devenu un pharisien. Les pharisiens croient que tout ce qu’ils font est nécessairement bien, puisqu’ils incarnent le Bien, et que ce qui est issu du bien est nécessairement bien.

Une fois qu’il a réussi à s’en convaincre, le pharisien est pareil à un homme qui se serait crevé les yeux. Toutes sortes de démons peuvent alors l’envahir, le démon de l’envie, le démon de l’avidité, le démon de la colère, le démon de l’orgueil... Dès lors qu’ils sont entrés en lui, ils peuvent littéralement prendre possession de son être, et c’est ce qui était arrivé à Jack. Il était maintenant possédé, et ses démons étaient parvenus à le convaincre qu’il était au-dessus de la loi, qu’il avait le droit de déstabiliser une nation, de tuer des gens. Que ses actions étaient nécessairement bonnes sous prétexte qu’il appartenait au camp du Bien.

p. 494-495

Ce n’est plus évident de trouver un endroit tranquille et discret au milieu de ces banlieues qui n’arrêtent pas de déployer leurs tentacules autour de notre capitale. Autour de toutes nos grandes villes, je suppose. On aurait pu croire que des échantillons de vraie campagne auraient été préservés à gauche et à droite, mais apparemment non. La tendance, c’est un bout de gazon avec quatre arbres décoratifs dessus, dont un érable japonais, pour la touche de rouge naturel, et un magnolia pour avoir des fleurs au printemps, rapport aux chansons sur le Sud. Si ça fait de moi un snob, un élitiste, de mépriser la passion de mes contemporains pour le toc, eh bien tant pis, mais ce qui est sûr, c’est que cette passion devient particulièrement pénible quand on se promène en camionnette avec un cadavre dont on essaie de se débarrasser.

p. 523

[...] Elle avait adoré. Ce n’était pas qu’il se soit montré un amant extraordinaire, au plan de la pure performance technique, mais il avait été vigoureux et vorace, comme s’il ne s’était pas attablé au banquet de l’amour depuis des lustres. La vanité d’Inga lui avait fait accepter cette extravagante avidité comme un compliment personnel, et elle en avait été flattée, et contente.

C’est trop bon ce bouquin ! Je pourrais en citer des kilomètres. Mais voilà, il faut être raisonnable. Je vais m’arrêter ici.



[1chef de campagne de la candidate démocrate à la présidence des États-Unis.

[2une fillette noire de 8 ans, abattue « accidentellement » lors d’une descente de police dans la partie pauvre de West Palm Beach en Floride.



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