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Coetze, J.M.

Journal d’une année noire

samedi 12 mai 2018, par webmestre

(Diary of a Bad Year, trad. de l’anglais par Catherine Lauga du Plessis) Paris : Ėditions du Seuil, collection Points, 2009, 288 p.

Ce petit livre, qui tient du roman tout en demeurant un peu inclassable, exige la participation du lecteur. L’agencement de récits en couches superposées, comme l’est une partition musicale, demande au lecteur de faire des choix et de gérer ses désirs en adaptant continuellement sa façon de lire. On y trouve d’abord essentiellement une collection d’essais critiques sur la politique ou les politiciens, la société, les arts, les mathématiques, etc., tout en ébauchant quelques analyses du comportement de l’être humain à notre époque. Puis, en sous-texte, l’auteur nous raconte graduellement les détails qui l’ont conduit à embaucher une jeune femme pour l’aider aux préparatifs de son manuscrit. Bientôt, apparaît également une troisième portée, sur laquelle la voix de la jeune femme prend place et où se greffent occasionnellement les réflexions de l’amant de cette dernière. Le tout est particulièrement réjouissant et l’objet livre devient un objet ludique.

Alignant des thèmes tels que « Des origines de l’état », « De l’anarchisme », « De la démocratie » ..., la partie des essais démarre avec vigueur et pertinence, mais s’essouffle parfois, amenant des sujets qui semblent plus simplement « greffés » à l’ensemble, ou dont le traitement n’a pas autant de force.

p. 27

« Mais le système s’accommode sans difficulté de ce cynisme et de ce mépris. Selon le raisonnement démocratique, si vous avez des réserves envers le système et souhaitez le changer, faites-le dans le cadre du système : portez-vous candidat pour une fonction politique, soumettez-vous à un scrutin, au verdict du vote de vos concitoyens. La démocratie ne permet pas de jeu politique en dehors du système démocratique. En ce sens la démocratie est un système totalitaire.

p. 40

Comme je le croise, chargé de son panier de linge à laver, je ne manque pas de tortiller du cul, mon petit cul appétissant, étroitement moulé dans mon jean. Si j’étais un homme, je ne pourrais pas me quitter des yeux.

p. 74-75

À l’instant où je prononce le premier mot, alors, ma curiosité est tout à fait innocente. Mais entre le alors et le mot suivant, vous, le diable me dévergonde et m’envoie une image de cette Anya, en nage, par une chaude nuit d’été, convulsée dans les bras de ce rouquin d’Alan aux épaules tachetées de son, ouvrant son ventre consentant au flux de ses sécrétions de mâle.

p. 100-101

L’abandon des anciennes méthodes « naturelles » d’arbitrage au profit de nouvelles méthodes mécaniques faisait écho à un changement historique à plus grande échelle : de la compétition sportive considérée comme récréative pour de jeunes mâles en bonne santé (et à un moindre degré pour des femelles), que les membres du public qui en avaient le loisir, s’ils en avaient envie, regardaient sans payer, on en est venu à un spectacle organisé destiné aux masses qui paient leur billet d’entrée au stade, spectacle mis en scène par des hommes d’affaires qui emploient des sportifs professionnels. Ici, c’est la boxe professionnelle qui a fourni le modèle et, bien avant la boxe, les combats de gladiateurs. [1]

p. 104

D’ici dix ans, son corps va s’épaissir, ses traits se durcir ; elle sera une de ces femmes oisives d eplus, habillées trop élégamment, qui doivent se faire à l’idée que dans la rue les hommes ne leur accordent pas un regard.

p. 106-108

La représentation de l’activité économique sous la forme d’une course ou d’une compétition est plutôt vague dans le détail, mais il semblerait que, s’il s’agit d’une course, il n’y ait pas de ligne d’arrivée, partant pas de terme naturel. Le seul but du coureur est de se placer en tête et de s’y maintenir. On ne soulève pas la question de savoir pourquoi la vie doit être comparée à une course ou pourquoi les économies nationales doivent faire la course entre elles plutôt que de pratiquer de concert, en bons compagnons, un jogging salutaire pour la santé. [...] Le monde est une jungle (ces métaphores prolifèrent) et dans la jungle toutes les espèces sont en concurrence pour s’approprier l’espace et se nourrir.

La vérité sur les jungles est que parmi les nations (les espèces) d’une jungle typique, il n’y a plus de gagnants ni de perdants : les perdants ont disparu depuis bien longtemps. Une jungle est un écosystème où les espèces survivantes sont parvenues à vivre en symbiose. Une fois atteint, cet état de stabilité dynamique est ce qu’on appelle un écosystème.

[...] Si nous avons des économies en concurrence, c’est parce que nous avons décidé que c’est ainsi que nous voulons que notre monde fonctionne. La compétition est une forme sublimée de la guerre. La guerre n’a rien d’inéluctable. [2]

p. 113-117

Vous n’avez aucune idée du genre de personne que je suis, n’est-ce pas ?

Non, c’est vrai. Elle avait raison. [...] alors que j’avais une idée très claire de son physique, tel qu’il était aujourd’hui, et tel qu’il serait dans l’avenir, comme on peut très clairement saisir ce qu’est une fleur — son éclat, sa corolle courageusement dressée, son poids dans le monde —, je ne saisissais pas vraiment ce qui se passait dans la tête de cette femme par laquelle [...] je me trouve, semble-t-il, maintenant obsédé, dans la mesure où on peut dire d’un homme qu’il est obsédé quand les pulsions sexuelles se sont calmées et qu’il ne lui reste qu’une vague incertitude de ce qu’il cherche, de ce qu’il attend en réalité de l’objet dont il est épris.

p. 116

Mais est-ce que des pensées sont si mauvaises que ça, je me le demande, quand on est trop vieux pour passer à l’acte, et qu’on les garde pour soi, sous globe ? Pour un vieil homme, après tout, que reste-t-il d’autre au monde que de mauvaises pensées ? Señor C ne peut pas s’empêcher de me désirer, tout comme moi, je n’y peux rien si on me désire.

p. 162-164

Pourquoi le monde doit-il être une arène de gladiateurs où il faut tuer ou être tué, plutôt que, par exemple, une ruche où on s’active ensemble, ou une fourmilière ?

À la défense des arts, on peut au moins dire que même si chaque artiste fait de son mieux, les tentatives pour mettre le monde artistique au moule de la jungle de la compétition n’ont guère eu de succès. Le monde des affaires finance volontiers les concours artistiques, comme il met plus volontiers encore un argent fou dans les compétitions sportives, mais à l’inverse des sportifs, les artistes savent que la compétition n’est pas ce qui compte, ce n’est rien qu’une attraction à but publicitaire. Les yeux de l’artiste, finalement, ne sont pas fixés sur la compétition, mais sur le vrai, le bon, le beau.
[...]
C’est commettre une erreur élémentaire de conclure que, puisque dans une démocratie des hommes politiques représentent le peuple, il s’ensuit que les hommes politiques sont représentatifs. La vie coupée du monde de l’homme politique typique ressemble beaucoup à la vie de la caste militaire, ou à la vie dans la Mafia ou dans les gangs de bandits de Kurosawa. On commence sa carrière au bas de l’échelle, comme estafette ou comme espion ; quand on a donné la preuve de sa loyauté, de son obéissance, quand on s’est montré prêt à supporter les humiliations rituelles, on devient membre pur sang du gang ; par la suite le premier devoir est de servir le chef du gang.

p. 165-166

Ce qui s’est mis à changer depuis que je suis entré dans l’orbite d’Anya. ce ne sont pas mes opinions elles-mêmes, mais plutôt l’opinion que je me fais de mes opinions.

p. 210-211

C’est intéressant de voir les hommes se jouer la comédie. C’est la même chose avec les amis d’Alan. Quand il m’emmène à une de ses petites sauteries avec ses collègues, ses amis ne disent pas Quelle belle pépée tu te payes, vieux, quels beaux nichons ! Quelles belles jambes ! Prête-la-moi pour la nuit ! Je te file la mienne en échange. Ils ne le disent pas, mais c’est le courant qui passe entre eux. Je ne sais pas combien de propositions à mots couverts, ou pas toujours si couverts, m’ont faites les soi-disant amis d’Alan, pas devant lui, mais il savait quand même de quoi il retournait, à un certain niveau, parce que c’est à ça que je sers, c’est pour ça qu’il m’achète des fringues et qu’il me sort ; c’est aussi pour ça qu’il me désire, qu’il bande de désir, après, quand il me voit encore avec les yeux d’autres hommes, comme quelqu’un à découvrir, quelqu’un de séduisant, comme le fruit défendu.


[1L’auteur a décrit le remplacement des juges de lignes d’arrivée par des caméras électroniques précises et sophistiquées, dont il attribue le modèle à l’hippisme, sport pour lequel les paris mettaient en jeu des sommes considérables.

[2L’auteur ajoute également, page 109 : « Le loup n’est pas prédateur pour les autres loups : lupus lupo lupus serait une diffamation. »