Melville, Herman

Bartleby a été publié en feuilleton par le Putman’s Monthly Magazine, à New York, en 1853. L’écriture riche et précise nous séduit par de réjouissantes tonalités pince-sans-rire, alors même que l’histoire peu déconcerter. Nous entrons ici dans une nouvelle à saveur fantastique. Le narrateur, avocat un peu bourru mais qui s’interroge sur ses propres faiblesses — il a le cœur tendre — se trouve encombré d’un scribe qui est peu à peu devenu inutile et dont il ne peut se débarrasser. En même temps, nous assistons à l’isolement graduel tragique et de plus en plus complet du scribe. Bartleby vit secrètement dans le bureau de l’avocat de Wall Street et ne peut se résoudre à aucun changement de domicile malgré les ruses et les insistances de son employeur.

p. 56-57

Sans commander bruyamment à Bartleby de s’en aller — comme un génie de moindre envergure l’eût pu faire — j’avais posé en postulat qu’il devait partir et j’avais construit tout mon discours sur ce postulat. Plus je pensais à ma façon de procéder, plus j’en étais charmé. Le lendemain matin, néanmoins, au réveil, les doutes m’assaillirent ; le sommeil avait dissipé les brumes de la vanité. L’une des heures où l’homme montre le plus grand sang-froid et la plus grande sagesse est celle, matinale, qui fait suite au réveil. Mon procédé me paraissait, comme devant, de la plus grande sagacité — mais en théorie seulement. Comment supporterait-il l’épreuve des faits ? Voilà où le bât blessait. C’était vraiment une belle idée que d’avoir postulé le départ de Bartleby ; mais après tout, ce postulat était mon fait et nullement celui de Bartleby. Le point crucial n’était pas de savoir si j’avais tenu pour acquis qu’il me quitterait, mais de savoir s’il préférerait qu’il en soit ainsi. C’était plus une homme de préférences que de postulats.