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Sturgeon, Theodore

Les plus qu’humains

lundi 1er février 2016, par webmestre

[More Than Human, 1953, traduit de l’américain par Michel Chrestien], J’ai lu, collection « Science-fiction », no 355, 312 p.

Ce roman est celui de l’incompréhension. En particulier dans ses deux premiers chapitres, il oppose des vies dont le présent est marqué par l’origine et l’éducation. D’un côté, les plus qu’humains, des êtres solitaires et mésadaptés qui n’ont jamais bénéficié de la société ou d’une éducation, et de l’autre côté, des personnes telles que Mlle Kew, dont le trop d’éducation est un frein qui la rend impuissante devant le changement et les opportunités prodigieuses qui lui sont présentées. Des événements qui ne lui semblent pas conformes aux conventions sociales lui semblent tout bonnement extraordinaires. Entre ces deux mondes, toute communication semble vouée à l’échec et le roman de Sturgeon constitue une puissante démonstration que ce manque de communication, principalement causé par des barrières et des préjugés, est une grande perte pour l’humanité, une inconsciente perte qui entraîne le sacrifice d’immenses opportunités au potentiel constructif infini.

p. 12

Déjà elle avait ouvert ses gants boutonnés jusqu’au coude ; quatre agrafes sautèrent, et le collet monté s’effondra. La brise enchantée s’engouffra sous ses vêtements avec un soupir imperceptible. Évelyne se sentit aussi essoufflée que si elle avait couru. D’un geste hésitant et futile, elle étendit la main et caressa le gazon ; mais cela ne suffit pas à la libérer de la confusion indicible qui était en elle. Se retournant sur elle-même, elle se jeta à plat ventre dans la jeune ache ; puis elle fondit en larmes : dans sa solitude, elle se sentait incapable de supporter un printemps aussi merveilleux.

p. 91

— Il n’y a rien que je veuille savoir, dit-il enfin.
— Pourtant tu en trouves des choses stupides à me demander.

p. 141

— Il y a une femme ici, qui s’appelle Miriam. Si elle te dit quelque chose, tu lui dis d’aller se faire voir...

La porte s’ouvre : Miriam. Elle nous voit et fait un bond en arrière. Nous marchons sur ses talons. Miriam, brusquement, cesse d’avoir le souffle coupé, elle hurle :
— Mam’zelle ! Mam’zelle !
— Allez donc vous faire f... ! lui lance Janie à brule-pourpoint.

Et je me sens tout chose : c’est la première fois que Janie ait jamais fait ce que je lui demandais.

Il serait incongru de ne pas mentionner l’apparition et le rôle de l’Homo Gestalt, réel sujet du livre. Les potentiels de cette fascinante découverte sont plus ou moins à l’état latent. On trouve d’intéressantes pistes de réflexion, qui sont davantage des prolégomènes aux conditions d’existence de l’Homo Gestalt que le résultat d’actions réelles qu’il pourrait accomplir. L’auteur s’attarde à un travail réflexif fondamental, sans inventer les histoires ou les aventures que pourrait vivre le groupe s’il était pleinement fonctionnel. Il s’agit pourtant bel et bien d’un livre de science-fiction, mais qui se trouve au seuil d’un champ des possibles, réfléchissant aux conditions de fonctionnement d’un tel type d’égrégore. Le plus long chapitre est intitulé « La morale » et il expose quelques concepts liés au pouvoir au sein du groupe, à ses intentions, aux concepts d’éthique et de morale. La morale étant définie comme « un code de la société destiné à permettre la survie de l’individu », et l’éthique comme « un code individuel destiné à permettre la survie de la société » (p. 289) ou encore comme un « jeu de règles qui prévoient que, par sa manière de vivre, l’individu aide l’espèce à vivre. Quelque chose de distinct, de supérieur à la morale » (p. 289).