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Hemingway, Ernest

Paris est une fête

jeudi 19 novembre 2015, par webmestre

[A Moveable Feast, traduit de l’anglais par Marc Saporta], Le livre de poche, Gallimard, 1964 [1971], 256 p.

Alors que son esprit semble vagabonder au hasard des souvenirs des époques passées à Paris, Hemingway nous confie ses pensées. Ainsi toute évocation lui semble prétexte à ajouter des réflexions, qui émaillent et enrichissent le livre. L’ensemble est cependant organisé et structuré en micro-chapitres, qui portent des titres, tels que « Un bon café, sur la place Saint-Michel », qui ouvre le livre, ou bien « Paris n’a pas de fin », qui le clôt. Le mot « bon » réapparait constamment au fil des pages, démontrant à la fois le peu dont pouvait se contenter et apprécier Hemingway, et le bonheur d’un Hemingway « physique », affichant une ouverture face aux bienfaits qui accompagnent les réalités de la vie, malgré sa cruauté.

On sent également, à travers cette écriture qui relate des souvenirs lointains, la nostalgie certaine, accompagnée de la luminosité, d’un écrivain désormais vieillissant et affecté par la tristesse de reconnaître qu’à l’époque évoquée, on n’avait pas besoin de grand chose pour être heureux.

Misogyne ou misanthrope, Hemingway — bien que cru envers certains auteurs ou personnalités — révèle ici de la tendresse et de l’humanité. Malgré les traits de caractère les plus sombres d’Hemingway, ce livre est tout simplement merveilleux.

p. 26

Je ne me rappelle plus si elle promenait son chien ou non, ni si elle avait un chien en ce temps-là. Je sais que je me promenais moi-même, car nous ne pouvions pas nous payer un chien, alors, ni même un chat, et les seuls chats que je connaissais étaient ceux des cafés ou des petits restaurants, ou les gros chats que j’admirais à la fenêtre des loges de concierges.

p. 33

Le lendemain je travaillerais dur. Le travail guérissait presque tout. C’est ce que je croyais alors, et je le crois toujours.

p. 39

Quiconque mentionnait Joyce deux fois devant elle se trouvait désormais banni. C’était comme faire l’éloge d’un général devant un autre général. On apprend à ne plus commettre pareille erreur dès qu’on l’a faite une seule fois. On peut toujours parler d’un général devant un autre général, certes, mais à condition que celui-ci ait battu celui-là. Le général vainqueur peut même faire, dans ce cas, l’éloge du général vaincu, et raconter allègrement, par le menu, comment s’est déroulée la bataille.

p. 57

Notre foyer, rue du Cardinal-Lemoine, était un appartement de deux pièces, sans eau chaude courante, ni toilette, sauf un seau hygiénique, mais non pas entièrement dépourvu de confort pour qui était habitué aux cabanes du Michigan. C’était un appartement gai et riant, avec une belle vue, un bon matelas et un confortable sommier posé à même le plancher et des tableaux que nous aimions, accrochés aux murs. Quand je rentrai, ce jour-là, avec mes livres, je parlai à ma femme de la merveilleuse librairie que j’avais découverte.

p. 49

— Nous avons toujours de la chance », dis-je, et comme un imbécile je ne touchai pas de bois. Et dire qu’il y avait partout du bois à toucher dans cet appartement.

p. 54

L’un des meilleurs endroits, pour en manger, était un restaurant en plein air, construit au-dessus du fleuve, dans le Bas-Meudon. Nous y allions quand nous avions de quoi nous payer un petit voyage hors du quartier. On l’appelait « La Pêche miraculeuse » et l’on y buvait un merveilleux vin blanc qui ressemblait à du muscadet. Le cadre était digne d’un conte de Maupassant, et l’on y avait une vue sur le fleuve, comme Sisley en a peint.

p. 61

Je m’étais conduit stupidement en d’autres occasions aussi. Tout cela faisait partie de la lutte contre la pauvreté, une lutte qu’on ne pouvait gagner qu’en évitant de dépenser. Particulièrement quand on achète des tableaux au lieu d’acheter des vêtements.

p. 70-72

Debout, devant ce restaurant, je me demandais si tout ce que nous avions ressenti sur le pont n’était pas dû à la faim. Je posai la question à ma femme, et elle dit :

 » Je ne sais pas, Tatie. Il y a tant de sortes de faims. Et il y en a plus encore au printemps. Mais c’est fini maintenant. La mémoire est aussi une faim. »

[...] mais quand nous eûmes terminé et qu’il ne fut plus question d’attribuer à la faim le sentiment qui ressemblait à une faim, et qui nous avait saisis lorsque nous nous trouvions sur le pont, ce sentiment subsistait en nous. Il subsistait alors que nous prenions l’autobus pour rentrer. Il subsistait quand nous entrâmes dans la chambre, et, alors même que nous étions couchés et que nous avions fait l’amour dans le noir, il subsistait encore.

p. 91

Cette omission était due à ma nouvelle théorie, selon laquelle on pouvait omettre n’importe quelle partie d’une histoire, à condition que ce fût délibéré, car l’omission donnait plus de force au récit et ainsi le lecteur ressentait plus encore qu’il ne comprenait.

Bien, pensai-je. Maintenant j’écris de telle sorte que personne ne me comprend même plus. Aucun doute là-dessus. Personne n’a besoin de ce genre de littérature. Mais on finira par me comprendre, de même qu’on a toujours fini par comprendre les peintres. Il n’y faut que du temps, et cela exige seulement de la confiance.

p. 117

Je poursuivais mon chemin, léchant les vitrines, et heureux, dans cette soirée printanière, parmi les passants. Dans les trois principaux cafés, je remarquai des gens que je connaissais de vue et d’autres à qui j’avais déjà parlé. Mais il y avait toujours des gens qui me semblaient encore plus attrayants et que je ne connaissais pas et qui, sous les lampadaires soudain allumés, se pressaient vers le lieu où ils boiraient ensemble, dîneraient ensemble et feraient l’amour.

p. 134

Tout cela eut pour moi des conséquences désastreuses du point de vue moral, comme cela m’arrive si fréquemment, car l’argent que je pensais utiliser pour arracher le Major [1] à sa banque, je le jouai à Enghien sur des chevaux dopés. Deux jours de suite, les chevaux dopés sur lesquels je misais l’emportèrent sur leurs concurrents qui n’avaient pas été dopés ou peut-être pas suffisamment, sauf dans une course où mon favori avait été exagérément drogué de sorte qu’il désarçonna son jockey avant le départ, fit un tour de piste complet en sautant les obstacles comme on ne les voit sauter qu’en rêve, avant d’être repris en main, ramené à la ligne de départ et rendu à son cavalier. Il n’en fit pas moins une course honorable [...]

p. 159

— [...] Les nouveaux propriétaires veulent attirer une nouvelle clientèle, des gens qui dépensent davantage, et ils vont installer un bar américain. Les garçons seront tous en vestes blanches, Hem’, et on leur a déjà dit de se tenir prêts à se raser la moustache.
— Ils ne peuvent pas faire ça à André et à Jean.
— Ils ne devraient pas pouvoir le faire, mais ils le feront.
— Jean a porté la moustache toute sa vie. C’est une moustache de dragon. Il a servi dans la cavalerie.

p. 190

Je ne suis pas sûr que Scott eût jamais bu du vin au goulot auparavant et cela le rendait excité comme s’il avait traîné dans les bas-fonds ou comme l’est une fille qui nage pour la première fois sans maillot.

p. 217

Il [2] accusait Paris de son échec — la ville pourtant la mieux faite pour permettre à un écrivain d’écrire — et il rêvait d’un endroit où Zelda et lui pourraient être heureux ensemble, de nouveau.

p. 25

Ils ne se méfient pas toujours des riches, si bons, si sympathiques, si charmants, si séduisants, si généreux, si compréhensifs, qui n’ont aucun défaut, ou qui savent donner à chaque journée un air de fête, mais qui, après leur passage, lorsqu’ils ont prélevé l’aliment dont ils avaient besoin, laissent toute chose plus morte que la racine de n’importe quelle herbe qu’aient jamais foulée les sabots des chevaux d’Attila.


[1T. S. Eliot

[2Francis Scott Fitzgerald



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