Accueil > Histoire et romans historiques > Follett, Ken

Follett, Ken

Le siècle - 1. La chute des géants

lundi 16 janvier 2017, par webmestre

Robert Laffont [Fall of Giants, Dutton/Penguin, New York]. Traduit de l’anglais par Jean-Daniel Brèque, Odile Demange, Nathalie Gouyé-Guilbert et Viviane Mikhalkov, 2010, 1006 p.

Une œuvre de grande envergure dans laquelle les épisodes de bonheur, parfois traversés de félicité, alternent avec les moments de malheur, parfois marqués du plus profond désespoir. Malgré le nombre de pages impressionnant de ce volume, Ken Follett y excelle continuellement dans la description en quelques mots de scènes qui nous soulèveront d’indignation, de colère, d’impuissance. À d’autres moments, on pourra ressentir l’intense béatitude, brossée en quelques traits, brièvement vécue par d’autres personnages placés dans une situation différente. Je crois que c’est là le secret de Ken Follet, il nous rappelle la vie, cette alternance dans le quotidien de moments de pur bonheur et des plus profonds désespoirs.

À travers une galerie de personnages, qu’ils soient marqués par exemple de la dureté caractéristique de l’Angleterre minière du début du 20e siècle ou par la souffrance endémique du peuple russe, ou de protagonistes propères et souvent en périphérie du pouvoir, on découvre la vie du siècle et l’escalade de conflits obscurs qui ont pourtant transformé la vie de millions de personnes en culminant sur la première guerre mondiale. Le livre pourra évoquer, quoiqu’à une toute autre échelle, le film Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman. Bien que dans le film de Bergman les divers personnages tournent autour d’un tout petit monde (contrairement au récit de Follett qui affecte des continents entiers), le récit, le montage, l’alternance des lumières et des ombres, me semblent assez proches de la structure du livre de Follett (quoique à bien y penser aussi, il n’y a pas vraiment de pauvres et d’exploités dans le film de Bergman).

Follet suit avec justesse la destinée des diverses classes sociales, sous l’impact de la guerre qui agit comme révélateur de caractères ou qui polarise les opinions. La profusion de récits, qui semble inépuisable et dont les détails s’emboîtent comme un mécanisme d’horlogerie, nous révèlent les mécanismes — des plus petits engrenages aux plus grands enjeux, qui sont à l’origine de cette première grande guerre mondiale.

p. 68-69

Fitz prit conscience de l’intelligence avec laquelle Walter avait procédé. Sans brutalité, tout en se montrant discrètement provocateur, il avait poussé les représentants de chaque nation à confirmer, en des termes plus ou moins belliqueux, leurs propres ambitions territoriales.

Walter demanda alors : « Quel territoire l’Allemagne réclame-t-elle ? » Il parcourut la table du regard, mais personne ne répondit. « Aucun ! lança-t-il, triomphant. Et l’Angleterre est le seul autre grand pays européen qui puisse en dire autant ! »

Gus Dewar fit passer le porto et commenta avec son accent américain traînant : « Je suppose que c’est exact.
— Dans ce cas, pourquoi, mon vieil ami Fitz, s’étonna Walter, devrions-nous faire la guerre un jour ? »

p. 86

Alors qu’il y repensait en fumant son premier cigare de la journée, Fitz se rendit compte que l’éventualité d’une guerre ne lui inspirait aucune horreur. Il en avait parlé comme d’une tragédie, machinalement, mais à bien y réfléchir, ce ne serait pas une si mauvaise chose. La guerre souderait la nation contre un ennemi commun et étoufferait les flammes de l’agitation. Il n’y aurait plus de grèves, et tous les discours républicains seraient jugés antipatriotiques. Les femmes cesseraient peut-être même de réclamer le droit de vote. À titre personnel, cette perspective exerçait sur lui une étrange attirance. Un conflit armé lui offrirait enfin une chance de se montrer utile, de donner la preuve de son courage, de servir son pays, d’accomplir quelque exploit qui justifierait la fortune et les privilèges qui lui avaient été prodigués dès sa naissance.

p. 213

Mon sort repose entre les mains de deux monarques, songea Walter, le tsar et l’empereur. Le premier est stupide, le second sénile, mais ils vont décider de la destinée de Maud, de la mienne, et de celle de millions d’Européens, Quel argument contre la monarchie !

Il réfléchit intensément pendant le dessert. Lorsqu’on leur servit le café, il déclara avec optimisme : « J’espère que vous chercherez à donner une bonne leçon à la Serbie, sans y mêler d’autres pays. »

Robert réduisit promptement ses espoirs à néant. « Détrompe-toi. Mon empereur a écrit personnellement à votre kaiser. »

Walter sursauta. Il ignorait tout de cette démarche. « Quand ?

— La lettre est arrivée hier. »

Comme tous les diplomates, Walter n’appréciait pas que les souverains s’entretiennent sans passer par l’intermédiaire de leurs ministres. Tout pouvait arriver.

p. 375

Si Paris résistait, l’artillerie allemande la pilonnerait. Ses splendides monuments serainet détruits, ses larges boulevards criblés de cratères, ses bistrots et ses boutiques transformés en ruines. Il était tentant de répondre que la ville devait se rendre pour échapper à ce sort. [...] Tous ceux qui pouvaient quitter la capitale s’empressaient de le faire, mais ce n’était pas facile. La plupart des voitures individuelles avaient été confisquées. Les trains risquaient d’être réquisitionnés à tout moment et leurs passagers civils débarqués en rase campagne. Pour gagner Bordeaux en taxi, il fallait débourser mille cinq cents francs, le prix d’une petite maison.

p. 414

On peut toujours compter sur un prêtre pour empêcher un homme d’améliorer sa position, ragea-t-il intérieurement. Spiria était tranquille à présent, le gîte, le couvert et les vêtements assurés pour la vie, grâce à l’Église et aux fidèles crevant de faim qui gaspillaient ainsi leur bon argent. Il n’aurait plus qu’à chanter des cantiques et à tripoter des enfants de chœur.

p. 471-471

Certes ces malheureuses feraient mieux de ne pas boire, estimait Maud. Pour autant, cela n’autorisait personne à les condamner à la misère. Elle enrageait de voir ces dames aisées, issues des classes moyennes, juger les femmes de soldats et les priver des moyens de nourrir leurs enfants.

p. 473

... elle portait une redingote, une jupe et un chapeau à la dernière mode, orné d’un grand nœud plissé. Mais cette tenue perdait tout son chic sur sa silhouette massive, pensa Maud méchamment. Cette femme avait l’assurance que procure l’argent. Et un gros nez. « Oui ? » lança-t-elle sèchement.

La lutte pour l’égalité des femmes, songea Maud, vous oblige parfois à combattre également les femmes.

p. 590

« Puisque vous savez quel est votre devoir, je vous prierai de l’accomplir. La prochaine fois que j’entrerai dans votre chambre, je compte y être accueilli comme l’époux affectueux que je suis.
— Oui, Fitz. »

p. 645

Grigori secoua la tête avec dégoût. « Réaction typique : s’en prendre à ceux qui se plaignent au lieu de s’atteler aux problèmes. »

p. 900

Après la tombée de la nuit, Paris faisait la fête. La nourriture était encore rare, mais l’alcool semblait couler à flots. Les jeunes gens laissaient la porte de leur chambre d’hôtel ouverte pour y accueillir les infirmières de la Croix-Rouge en mal de compagnie. La morale traditionnelle avait été mise entre parenthèses. On ne cherchait plus à cacher ses amours. Les hommes efféminés ne tentaient plus de se donner de faux airs virils. Larue devint le restaurant des lesbiennes. On prétendait que la pénurie de charbon était un mythe inventé par les Français pour justifier de coucher les uns avec les autres sous prétexte de se tenir chaud.