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Sijie, Dai

Balzac et la petite tailleuse chinoise

dimanche 4 août 2024, par webmestre

Éditions Gallimard, 2000, 192 p.

Dans ce premier roman de l’écrivain franco-chinois Dai Sijie, deux amis, envoyés en rééducation dans une lointaine campagne chinoise, font un jour la découverte d’un roman de Balzac. Dans d’autres conditions et d’autres environnements qui nous sont familiers, ce geste apparaît tout à fait anodin. Cependant, dans un monde où le simple fait de savoir lire vous classe dans le rang d’intellectuels dangereux, cette découverte prend immédiatement un intérêt extraordinaire qui, bien qu’illicite, fait office de miracle pour les deux amis.

Avec peu de moyens et dans un univers minimaliste où prévalent des conditions à la fois pauvres et difficiles, l’auteur fait preuve d’une grande maîtrise. Marquées d’un souffle et de grandes respirations, les pages de son récit nous transportent alors que les joies, découvertes et battements de cœurs des deux amis empruntent les couleurs de grandes aventures.

Édition originale Gallimard.

Page 24

La montagne du Phénix du Ciel était si éloignée de la civilisation que la plupart des gens n’avaient jamais eu l’occasion de voir un film de leur vie et ne savaient pas ce qu’était le cinéma. De temps en temps, Luo et moi avions raconté quelques films au chef, et il bavait d’en entendre plus. Un jour, il s’informa de la date de la projection mensuelle à la ville de Yong Jing, et décida de nous y envoyer, Luo et moi. Deux jours pour l’aller, deux jours pour le retour. Nous devions voir le film le soir même de notre arrivée à la ville. Une fois rentrés au village, il nous faudrait raconter au chef et à tous les villageois le film entier, de A à Z, selon la durée exacte de la séance.

Pages 35-36

Nous habitions avec des paysans-mineurs dans un dortoir, une humble cabane de bois adossée au flanc de la montagne, encaissée sous une arête rocheuse en saillie. Chaque matin, quand je me réveillais, j’entendais des gouttes d’eau tomber du rocher, sur le toit fait de simple écorces d’arbres, et je me disais avec soulagement que je n’étais pas encore mort. Mais, quand je quittais la cabane, je n’étais jamais sûr d’y revenir le soir. La moindre chose, par exemple une phrase déplacée des paysans, une plaisanterie macabre, ou un changement de temps, prenait à mes yeux une dimension d’oracle, devenait le signe annonciateur de ma mort.

Page 108

Un silence total suivit, qui dura presque une éternité. J’imaginais comment ils dressaient les oreilles, dans une immobilité théâtrale, pour capter le moindre bruit.

Pages 166-167

J’oubliai la chose principale, c’est-à-dire de lui demander si elle voulait être mère à dix-huit ans. La raison de cet oubli était simple : la possibilité de garder l’enfant était nulle et trois fois nulle. Aucun hôpital, aucune accoucheuse de la montagne n’accepterait de violer la loi, en mettant au monde l’enfant d’un couple non marié. Et Luo ne pourrait épouser la Petite Tailleuse que dans sept ans, car la loi interdisait de se marier avant l’âge de vingt-cinq ans. Cette absence d’espoir était accentuée par l’inexistence d’un lieu échappant à la loi.. [...] Chaque centimètre carré de ce pays était sous le contrôle vigilant de « la dictature du prolétariat », qui recouvrait toute la Chine comme un immense filet, sans le moindre maillon manquant.

Quand elle fut calmée, nous évoquâmes toutes les possibilités envisageables pour pratiquer un avortement, et nous en débattîmes à maintes reprises derrière le dos de son père, cherchant la solution la plus discrète, la plus rassurante, qui sauverait le couple d’une punition politique, administrative, et du scandale. La législation perspicace semblait avoir tout prévu pour les coincer : ils ne pouvaient pas mettre leur enfant au monde avant le mariage, et la loi interdisait l’avortement.

Dans ce moment important, je ne pus m’empêcher d’admirer la prévoyance de mon ami Luo. Par bonheur, il m’avait confié une mission de protection et, fort de mon rôle, je réussis à convaincre sa femme illégitime de ne pas recourir aux herboristes de la montagne, qui risquaient non seulement de l’empoisonner, mais aussi de la dénoncer. Puis, en lui brossant le tableau noir d’une infirmité qui la condamnerait à épouser le boiteux du village, je la persuadai que sauter du toit de sa maison dans l’espoir de faire une fausse couche était une pure idiotie.

page 191

— Elle m’a dit que Balzac lui a fait comprendre une chose : la beauté d’une femme est un trésor qui n’a pas de prix.